samedi 2 mai 2009

un peu d histoire sociale

L’Année Jaurès
Pourquoi Jaurès est-il moderne ? 
En cette année du 150e anniversaire de sa naissance, Jaurès nous parle encore. Tel était le fil conducteur d’un important colloque, tenu à Toulouse, qui a souligné l’universalité de sa pensée et de son action. 
Morceaux choisis des intervenants. Retrouvez l’intégralité des contributions dans l’Humanité des débats de ce samedi.

Il y a quelques jours, à Toulouse, dans cette ville « où le républicain Jaurès devint socialiste », comme le rappelle le député et maire, Pierre Cohen, s’est tenue une rencontre organisée par notre journal en partenariat avec la municipalité de gauche. Trait d’union de cette journée de communications scientifiques et de débats, intitulée « Jaurès, mouvements populaires et révolution », la modernité de sa pensée et de son action, selon la formule du directeur de l’Humanité, Patrick Le Hyaric.

Jaurès moderne ? Il l’est en son époque, quand il plonge en cette césure du XXe siècle commençant la puissance conquérante de sa pratique et de sa philosophie dans la tâche tourbillonnante de l’heure : l’unification des courants socialistes dans un seul parti qui se fixe pour objectif de transformer radicalement la société, de porter la République jusqu’au bout de ses potentialités, le socialisme. Dans le brouhaha et la fureur des affrontements, Jaurès n’hésite pas à consacrer plusieurs années de son précieux temps à écrire les trois mille pages d’une histoire de la Révolution française que ses amis socialistes et lui-même conçoivent comme les premiers tomes de la grande histoire du socialisme français au XIXe siècle, qui devra servir à l’instruction et à la réflexion des ouvriers dans leurs combats pour la transformation sociale. Faire « bouillir les marmites de l’avenir », aurait dit Marx : en réveillant amplement la mémoire de la Grande Révolution à l’intention du prolétariat moderne, il s’agissait, pour la première fois, explique l’historien Michel Vovelle, « d’ancrer la conscience de classe dans un héritage historique qui associe en France socialisme et démocratie ». Quoi de plus moderne en effet ?

Jaurès est notre contemporain. Une dizaine d’historiens, philosophes, sociologues et responsables de partis politiques de gauche l’ont de nouveau montré ce 17 avril, en s’efforçant, au cours de ce bouillonnant colloque, de faire le lien entre les combats d’hier et ceux d’aujourd’hui, sans décontextualiser les enjeux, mais en traçant des lignes de continuité qui donnent à mesurer la complexité, pour les prolétaires d’hier et les travailleurs d’aujourd’hui, de surmonter l’inégalité de condition et de destin, l’implacable lutte des classes, et de comprendre ce faisant pourquoi les voies d’accès à l’émancipation restent pour l’humanité une tâche qu’elle trouve encore largement devant elle.

Lucien Degoy
"Réunir l’idéal et le possible"

Par Patrick le Hyaric, directeur de l’Humanité.

C’est la modernité de Jaurès qui nous réunit aujourd’hui. Il suffit de relire son premier éditorial complet de l’Humanité pour mesurer combien son analyse du monde, sa conception du journalisme et la plupart des grandes idées qu’il avance dans ce texte nous parlent encore avec pertinence : qu’il s’agisse de la question sociale, de celles de la propriété, de la démocratie dans la société et dans l’entreprise, de la lutte des classes, ou encore de la liberté, thème qui fit l’objet de fortes controverses entre les socialistes, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, de l’unité du peuple et de ses représentants, question posée à toute la gauche aujourd’hui, au moment où se renforce l’unité syndicale face à la politique de régression sociale mise en œuvre par Nicolas Sarkozy et ses amis du grand patronat, mais où les forces politiques de progrès évoluent en ordre dispersé et que tarde à s’engager entre elles le débat indispensable sur la façon d’ouvrir les chemins de la transformation politique…
"Le rôle moteur de la classe ouvrière"

Par Alain Boscus, historien.

Avant 1892-1893, il n’est pas socialiste, même si déjà depuis des années « l’idée socialiste » agit sur lui comme un aimant. C’est son élection à Carmaux, aboutissement d’une longue et dure grève, qui ouvre la période suivante : socialiste proche des guesdistes, il se fait alors leader de grèves et se déclare collectiviste, en prenant des positions d’autant plus radicales qu’il croit proche, lui aussi (d’ici une décennie), l’accession des socialistes au pouvoir. Mais la sortie de « la longue dépression fin de siècle », l’affaire Dreyfus et la participation d’un socialiste au gouvernement changèrent la donne. Les analyses de Jaurès se firent plus complexes, ses rapports avec les organisations ouvrières marquant une inflexion de 1899 à 1905. Il adopta alors des positions plus consensuelles (pour aller vite) qui l’amenèrent à réévaluer le rapport réforme/révolution. Le but (le collectivisme) n’était pas en cause, mais le processus y menant (étapes, formes, alliances…) avait sensiblement changé…
"Un tournant dans l’historiographie" 

Par Claude Mazauric, historien.

La lecture de Jaurès nous a appris que la Révolution française, par exemple, à la différence de la révolution d’Angleterre dont il avait lu le récit dans Guizot, n’était pas réductible à ce passage étroit et « conservateur » d’une société aristocratico-monarchique à un État bourgeois, mais avait incarné un large mouvement démocratique, populaire, profond, qui a ouvert la voie à d’innombrables nouveautés, institutionnelles, sociales, intellectuelles, plastiques, culturelles, où l’esprit moderne imagine que le socialisme et le communisme pourront à leur tour les faire émerger de l’histoire.
L’esquisse d’un nouveau bloc historique

Par Raymond Huard, historien.

Traitant des causes de la Révolution, il tente de comprendre pourquoi on a abouti à ce fait extraordinaire, exemplaire, « pleinement abouti », qu’est la Révolution française. Pour lui, les « deux sources de feu de la Révolution » sont une bourgeoisie parvenue à la conscience de classe et une pensée française qui a pris conscience de sa grandeur. Elles ont multiplié « par un coefficient formidable, l’intensité des événements ». Du même coup, il néglige ce qu’on a appelé la révolution aristocratique et il estime que le malaise paysan n’a été la source que d’un « surcroît de colère ». (…) À la lumière de l’histoire de la Révolution, Jaurès voit s’esquisser, à son époque, un nouveau bloc historique, dont cette fois le prolétariat pourrait prendre la tête, et comprenant, outre ce dernier, la paysannerie et la bourgeoisie intellectuelle « désenchantée du pouvoir bourgeois ». De ce fait, « si demain le prolétariat s’emparait du pouvoir tout entier, il en pourrait d’emblée faire un usage défini et décisif »…
« Ce n’est pas en un jour qu’on fait des socialistes » 

Par Rémy Cazals, historien. Au temps de Jaurès, tous les ouvriers n’étaient pas de gauche. Dans le Tarn, par exemple, les ouvriers de Mazamet ne ressemblaient pas à ceux de Carmaux. Ils votaient régulièrement pour la droite cléricale. (…) Une partie des ouvriers venaient des hameaux et des métairies, et se trouvaient insérés dans un milieu rural montagnard traditionaliste, conservateur, méfiant devant toutes les nouveautés, et qui ne se sentait en sécurité que sous l’égide (sous la coupe, disaient les gens de gauche) du baron et du clergé. (…) En 1909, le refus par le patronat de satisfaire de justes revendications salariales entraîna une longue grève. Jaurès vint la soutenir. Il encouragea les ouvriers à rejoindre la GGT. Et il ajouta : « Je sais que ce n’est pas en un jour que l’on fait des socialistes. Mais je dis aux travailleurs : retenez de la grève du moins cette leçon que la société d’aujourd’hui n’est pas bien faite. C’est une société barbare (…) À l’issue de la grève, on vit donc à Mazamet cette situation paradoxale d’un syndicalisme actif, dans la GGT, mais formé d’ouvriers catholiques qui restaient les électeurs de la droite, malgré un net progrès du Parti socialiste aux élections de 1910. Mais il partait de si bas !
"La République jusqu’au bout"

Par Bruno Antonini, philosophe.

En plus du Parti socialiste et des coopératives ouvrières, Jaurès faisait surtout de l’action syndicale, « forme immédiatement ouvrière du socialisme », la base de la citoyenneté sociale pour une république sociale ou collectivisme, « République jusqu’au bout ».

Ce bout est « la souveraineté économique de la nation » et du travailleur en tant qu’extension dans l’ordre économique de la souveraineté du peuple dans l’ordre politique : « Le socialisme proclame que la République politique doit aboutir à la République sociale », déclare-t-il à la Chambre, le 21 novembre 1893…
"Sa pensée porte l’espoir"

Par Paul Quilès, ancien ministre.

Personne ne saurait dire ce que ferait Jaurès aujourd’hui, mais il est indiscutable qu’il peut, sans nous donner des solutions toutes faites, nous aider à réfléchir. Il faut le relire. Méditer son histoire, sa pensée, et surtout sa pratique. Intellectuel et philosophe brillant, présent sur tous les terrains, il savait faire la synthèse entre l’action locale, les discours à la tribune de la Chambre des députés, les débats dans les congrès de son parti et l’action au sein de l’Internationale socialiste. Orateur exceptionnel, il ne cédait jamais à la démagogie, même sur la forme, considérant qu’il ne fallait pas mépriser le peuple en réservant la belle langue aux élites. Il respectait les personnes, écoutant, argumentant et confrontant ses raisons à celles des autres. Son message de liberté et de fierté se retrouve dans la fameuse phrase du discours d’Albi à la jeunesse : « Le courage, c’est dire la vérité sans subir la loi du mensonge triomphant qui passe. » Conseil qui prend tout son sens dans notre monde incertain, où la tentation est forte de laisser faire les leaders d’opinion, de suivre le courant…

"L’imaginaire et le social"

Par Stéphane Rozès, politologue, enseignant à Sciences-po.

Le pays, depuis quinze ans, fait retour sur les valeurs jaurésiennes : la République, la nation, les droits sociaux… Son grand pari à l’époque était de dire au mouvement ouvrier : la République met en avant des principes, « liberté, égalité, fraternité », que contredit la réalité. Mais face aux anarcho-syndicalistes et à Marx, Jaurès pensait qu’il fallait faire de cette contradiction un levier pour insérer la question sociale au sein de la République. Aujourd’hui, l’État économique et social se retire de la nation. Il y a un retour aux valeurs « républicaines » comme une réponse défensive du pays face à un capitalisme financier contingent qui remet en cause les acquis sociaux. Les gouvernants ont externalisé sur l’Europe le soin de résoudre la contradiction entre la demande nationale exponentielle de droits sociaux et le nouveau cours du capitalisme. En outre, il se passe aujourd’hui le contraire de ce qu’attendait Marx : c’est le salariat qui demande le maintien des rapports sociaux, tandis que, jusqu’à l’arrivée de la crise, c’était la bourgeoisie internationale qui développait les forces productives…
"Laïcité et progrès social"

Par Jean-Paul Scot, historien.

Pour Jaurès, la laïcité ne se réduit pas à la tolérance qui n’est qu’une concession des dominants aux dominés. La laïcité se fonde sur la liberté de conscience et l’égalité de droit de tous les hommes. Cependant, la liberté suppose « non seulement le droit, mais encore la faculté et le pouvoir d’agir ». La République doit donc accorder à tous les enfants « le droit d’être éduqués selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté des hommes ». Le « service public national d’enseignement » doit leur apprendre à penser par eux-mêmes par l’exercice de la raison et de l’esprit critique. Sans enseignement officiel mais dans « le respect de la conscience et de la science »….
"Le grand tribun de l’émancipation humaine"

Par Michel Vovelle, [1]

Ouvrant à l’histoire sociale des perspectives nouvelles, Jaurès, on s’en doute, n’est pas inattentif à l’histoire politique qu’il évoque à travers ses porte-parole. « Il me faut un visage » : parmi eux, de Mirabeau aux Girondins sans exclusive, il prend position aux côtés de Robespierre, comme il salue le prophétisme de Babeuf et des « présocialistes ». Jaurès parcourt les campagnes et les grandes villes populaires - Lyon, Marseille, Bordeaux - qui sont les épicentres de la Révolution. Mais il parcourt aussi l’Europe des idées nouvelles, à l’écoute de la révolution - de l’Angleterre à l’Allemagne. Avec les limites qui sont celles des connaissances de son temps, il ouvre des perspectives aux historiens à venir qui se réfèrent à son héritage…

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