jeudi 11 février 2010

La confidentialité de l'affiliation syndicale ou l'avènement, en droit interne, de la « vie privée professionnelle »

La confidentialité de l'affiliation syndicale ou l'avènement, en droit interne, de la « vie privée professionnelle »[8 février 2010]
par Jean Mouly




Commentaire :
Au visa de l'article 9 du code civil, la Cour de cassation vient d'accepter de protéger la confidentialité de l'affiliation syndicale du salarié en l'intégrant dans la notion de vie personnelle. Cette solution a été critiquée car elle ne correspond pas à la conception française du droit au respect de la vie privée. Elle est cependant pleinement justifiée au regard du droit européen des droits de l'homme qui, depuis 1992, consacre la notion de « vie privée professionnelle »
La confidentialité de l'affiliation syndicale ou l'avènement, en droit interne, de la « vie privée professionnelle »


Jean Mouly, Professeur à la Faculté de droit et des sciences économiques de Limoges (OMIJ)



L'essentiel
Au visa de l'article 9 du code civil, la Cour de cassation vient d'accepter de protéger la confidentialité de l'affiliation syndicale du salarié en l'intégrant dans la notion de vie personnelle. Cette solution a été critiquée car elle ne correspond pas à la conception française du droit au respect de la vie privée. Elle est cependant pleinement justifiée au regard du droit européen des droits de l'homme qui, depuis 1992, consacre la notion de « vie privée professionnelle ».



« L'adhésion du salarié à un syndicat relève de sa vie personnelle et ne peut être divulguée sans son accord ; à défaut d'un tel accord, le syndicat... ne peut produire ou être contraint de produire une liste nominative de ses adhérents ;... en cas de contestation sur l'existence d'une section syndicale, le syndicat doit apporter des éléments de preuve... dans le respect du contradictoire, à l'exclusion des éléments susceptibles de permettre l'identification des adhérents du syndicat, dont seul le juge peut prendre connaissance ».

La chambre sociale de la Cour de cassation a rendu le 8 juillet 2009 une série de décisions, dont l'arrêt Okaidi partiellement reproduit ci-dessus, qui ont à juste titre retenu l'attention de la doctrine (G. Loiseau, note D. 2009. Jur. 2393 ; G. Borenfreund, Sem. soc. Lamy, 14 sept. 2009, n° 1412, p. 6 ; M. Grévy, obs. RDT 2009. 729 ; M.-L. Morin, Dr. soc. 2009. 950 ; cf. aussi rapport L. Pécaut-Rivolier, Dr. soc. 2009. 961). Ils lèvent en effet les interrogations suscitées par la loi n° 2008-789 du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale. Tout d'abord, en raison de la nouvelle rédaction des textes, ils obligent à nouveau, comme avant 1997, les syndicats souhaitant désigner un délégué syndical à établir l'existence d'une section. La Cour s'est néanmoins montrée compréhensive en se contentant de la présence de deux adhérents pour caractériser l'existence de ladite section. Ensuite, afin d'éviter d'éventuelles représailles contre les syndicalistes (J.-M. Verdier, Secret et principe du contradictoire : la liberté syndicale en question, Dr. soc. 1993. 866), elle interdit désormais aux syndicats de divulguer le nom des adhérents de la section en l'absence d'accord de leur part. Selon la chambre sociale, l'adhésion du salarié à un syndicat relève en effet de sa vie personnelle. De façon tout à fait remarquable, il est ainsi fait exception au principe du contradictoire puisque seul le juge peut prendre connaissance de ces éléments nominatifs, sans que l'employeur soit autorisé à les discuter.

Pour des raisons d'opportunité, on s'est généralement félicité de la solution, même si certains ont regretté que, s'agissant de la protection du salarié, le syndicat soit traité par la Cour de cassation de la même façon qu'un employeur (G. Borenfreund, préc.). Certains auteurs, cependant, se sont montrés « intrigués » par le recours à la notion de vie personnelle, opéré par la chambre sociale, pour justifier la confidentialité d'une affiliation syndicale, dans la mesure où celle-ci se rattache bien davantage à la vie professionnelle du salarié. Plus encore, la Cour de cassation visant l'article 9 du code civil sur le droit au respect de la vie privée, on a pu douter que l'on puisse encore se réclamer de cette dernière « lorsqu'il s'agit [seulement] de garantir ce qu'il y a de personnel dans la vie professionnelle » du salarié (G. Loiseau, note préc.). Il est vrai que, a priori, une telle démarche peut surprendre car elle ne correspond pas à la notion traditionnelle de la vie privée en droit français, nettement séparée du domaine professionnel (I). Elle est en revanche pleinement justifiée si l'on se situe dans le cadre, trop souvent oublié, du droit européen des droits de l'homme (II).


- I -
La notion de vie personnelle, consacrée par une décision du 14 mai 1997 (Bull. civ. V, n° 175) et à laquelle la formule de l'arrêt Okaidi fait expressément référence, est un concept plus large que celui de vie privée (P. Waquet, La vie personnelle du salarié, Dr. soc. 2004. 23). Correspondant peu ou prou à la vie extra-professionnelle du salarié, cette notion crée au profit de ce dernier un véritable « sanctuaire » puisque les faits qui en relèvent, extérieurs par hypothèse à la profession, échappent, sauf trouble caractérisé dans l'entreprise ou obligation particulière de loyauté imposée au salarié, au pouvoir de l'employeur. Pour autant, ces faits ne sont pas, par leur nature, nécessairement couverts par le secret ou la confidentialité de la vie privée, même s'il arrive quelquefois à la Cour de confondre les notions. Ainsi a-t-elle déjà mobilisé l'article 9 du code civil pour garantir à une salariée d'une concession automobiles la liberté de choix de la marque de son propre véhicule, laquelle relève pourtant bien davantage de la liberté contractuelle que de la vie privée proprement dite (Soc. 22 janv. 1992, Dr. soc. 1992. 329, note J. Savatier ; D. 1992. IR. 60). Il reste que, entendue dans son sens propre, la notion de vie personnelle ne pouvait être efficacement utilisée dans l'arrêt Okaidi pour préserver la confidentialité de l'affiliation syndicale puisqu'elle recouvre des éléments qui n'ont pas nécessairement vocation à rester secrets. Certes, il aurait peut-être été possible de considérer que, l'affiliation syndicale faisant partie de ces éléments de discrimination illicite prévus par l'article L. 1131-1 du code du travail, le salarié était par cela seul en droit d'exiger qu'elle ne soit pas portée à la connaissance de l'employeur. Comme on l'a suggéré, la nécessité de garantir l'effectivité de la liberté syndicale aurait sans doute pu suffire à faire obstacle à la divulgation du nom des salariés syndiqués (en ce sens, G. Borenfreund, préc.). Les hauts magistrats auraient pu alors se contenter de mobiliser l'alinéa 6 du Préambule de 1946 et l'article 11 de la Convention EDH. Ce n'est cependant pas le choix de la Cour, qui a préféré ajouter à la liste des visas l'article 9 du code civil sur le droit au respect de la vie privée.

Depuis l'arrêt Nikon (Soc. 2 oct. 2001, Bull. civ. V, n° 291 ; Les grands arrêts du droit du travail, 4e éd., 2008, n° 70GATRAV0420080030 ; D. 2001. Jur. 3148, note P.-Y. Gautier, Interview 3286, par P. Langlois, et 2002. Somm. 2296, obs. C. Caron ; RTD civ. 2002. 72, obs. J. Hauser), l'on sait que ce droit au respect de la vie privée est conservé au salarié alors même qu'il se trouve dans l'exercice de ses activités professionnelles. Le mur de la vie privée ne s'effondre pas - même s'il peut sensiblement s'affaisser - du seul fait que le travailleur est placé sous l'autorité de l'employeur. Toutefois, dans ce cadre plus restreint, il s'agit seulement de préserver l'intimité ou le secret de la vie privée du salarié contre les investigations trop indiscrètes de l'employeur. C'est essentiellement le coeur de la vie privée du salarié et ses prolongements dans l'exercice de sa profession qui sont alors protégés par la mobilisation de l'article 9 du code civil. Par exemple, l'employeur ne peut prendre connaissance d'un courrier personnel du salarié alors même que ce dernier se le serait fait envoyer sur son lieu de travail (Cass., ch. mixte, 18 mai 2007, Bull. mixte, n° 3 ; D. 2007. Jur. 2137, notre note, et Pan. 3033, obs. C. Géniaut ; RDT 2007. 527, note T. Aubert-Monpeyssen) ; il ne peut non plus procéder librement à la fouille de l'armoire personnelle du salarié (Soc. 11 déc. 2001, D. 2002. IR 136). On constate ainsi que, dans ces hypothèses, si la protection du salarié se réalise bien dans le cadre de sa vie professionnelle, les éléments qui sont préservés sont sans rapport avec elle ; ils relèvent au contraire de l'intimité de la vie privée du salarié au sens classique de celle-ci. A priori, l'affiliation d'un salarié à un syndicat n'en fait donc pas partie. Aussi bien a-t-on pu écrire, à propos de la protection de cette affiliation par l'article 9 du code civil, que « c'est déformer la vie privée que d'y placer des données qui ne touchent pas au plus intime de la personne sous prétexte de les soustraire au regard de l'employeur. Rationnellement, la personnalité de l'individu n'est pas atteinte, à travers sa vie privée, par la divulgation de son appartenance à un syndicat... C'est tout simplement qu'il n'est pas dans la nature de l'article 9 du code civil de garantir le secret de l'exercice des libertés, fussent-elles fondamentales, comme la liberté politique, religieuse ou encore syndicale » (G. Loiseau, note préc. ; rappr. A. Lepage, La vie privée du salarié, une notion civiliste en droit du travail, Dr. soc. 2006. 364, spéc. n° 32). Cette dernière affirmation mérite pourtant d'être tout particulièrement mise à l'épreuve. En effet, la Cour EDH, en érigeant opportunément le droit au respect de la vie privée et familiale (art. 8 Conv. EDH) en instrument efficace de protection des libertés fondamentales, n'a pas hésité au contraire à lui donner une dimension professionnelle et sociale qui peut parfaitement justifier la position de la Cour de cassation dans l'affaireOkaidi.


- II -
On rappellera d'abord que, dans son arrêt Airey c/ Irlande du 9 octobre 1979, la Cour EDH a considéré qu'il n'existe « nulle cloison étanche » entre les droits civils et politiques proclamés par la Convention et la sphère des droits économiques et sociaux. D'emblée, il apparaît donc que la séparation que l'on voudrait établir, en droit interne, entre le droit au respect de la vie privée et la liberté syndicale, liberté par nature d'ordre économique et social, n'a pas cours devant la juridiction strasbourgeoise. Surtout, de façon plus précise, la Cour européenne allait, dans son célèbre arrêt Niemietz c/ Allemagne du 16 décembre 1992 (D. 1993. Jur. 386, note J.-F. Renucci), mettre en pratique le principe énoncé en 1979 en intégrant clairement une dimension professionnelle au droit prévu par l'article 8 sur le respect de la vie privée et familiale. L'affaire présentait d'ailleurs des points communs avec l'arrêt Okaidi puisqu'il s'agissait également de protéger des données confidentielles d'ordre professionnel, à l'occasion d'une perquisition dans un cabinet d'avocat. L'Etat défendeur soutenait qu'il convenait d'opposer vie privée et domicile, qui seraient couverts par l'article 8, et vie et locaux professionnels, qui ne le seraient pas. La Cour ne l'a pas suivi sur ce terrain et, au contraire, a admis, au titre de l'article 8, de protéger également le domicile professionnel des individus.

La Cour indique notamment qu' « il serait trop restrictif de limiter [la vie privée] à un « cercle intime » où chacun peut mener sa vie personnelle à sa guise et d'en écarter entièrement le monde extérieur à ce cercle. Le respect de la vie privée doit aussi englober, dans une certaine mesure, le droit pour l'individu de nouer et développer des relations avec ses semblables. Il paraît en outre n'y avoir aucune raison de principe de considérer cette manière de comprendre la vie privée comme excluant les activités professionnelles ou commerciales : après tout, c'est dans leur travail que la majorité des gens ont beaucoup, voire le maximum d'occasions de resserrer leurs liens avec le monde extérieur ». La Cour EDH adopte ainsi une conception ouverte de la notion de vie privée incluant le droit aux relations avec autrui et débouchant sur ce que l'on a pu appeler la « vie privée sociale » (J.-P. Marguénaud, Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme, F. Sudreet alii, 5e éd., PUF, n° 45, spéc. p. 485) ou la « vie privée professionnelle » (J. Mouly, Vie professionnelle et vie privée : de nouvelles rencontres sous l'égide de l'article 8 Conv. EDH,in Le droit au respect de la vie privée au sens de la CEDH, Bruylant, 2005, p. 279). En tout cas, si, comme dans l'affaire Niemietz, des informations d'ordre purement professionnel peuvent être protégées au titre de la vie privée, on ne voit guère comment il ne pourrait pas en être de même pour des informations concernant l'affiliation syndicale des salariés qui, certes, comportent elles aussi un aspect professionnel, mais touchent également aux choix les plus personnels du travailleur.

On peut bien sûr soutenir qu'une telle conception, purement fonctionnelle, de la vie privée en détruit la substance et plaider pour le maintien d'une spécificité (nationale ?) de la notion. Il faut pourtant bien se convaincre que le droit interne ne peut plus ignorer aujourd'hui les enrichissements apportés par la Cour de Strasbourg au concept de vie privée. Preuve en est que la France, dans les arrêts Funke, Crémieux et Mialhe du 25 février 1993 (D. 1993. Jur. 457, note J. Pannier, et Somm. 387, obs. J.-F. Renucci ; RSC 1993. 581, obs. L.-E. Pettiti, 1994. 362, obs. R. Koering-Joulin, et 537, obs. D. Viriot-Barrial), qui n'interféraient pourtant pas cette fois avec l'obligation au secret professionnel de l'avocat, a déjà été condamnée, sur le fondement de l'article 8 Conv. EDH, pour ne pas avoir suffisamment protégé des locaux commerciaux d'entreprises. Si l'on avait encore des doutes, l'on ajoutera que la Cour EDH, grâce à son « dynamisme interprétatif », a également étendu le bénéfice de l'article 8 aux personnes morales, pour lesquelles une conception strictement classique de la vie privée n'est évidemment pas possible (Colas Est c/ France, 16 avr. 2002, D. 2003. Somm. 527, obs. C. Birsan, et 1541, obs. A. Lepage ; AJDA 2002. 502, chron. J.-F. Flauss). Il faut donc bien admettre que vouloir à tout prix cantonner, comme naguère, la vie privée au cercle de la stricte intimité de la personne, à l'exception de tout élément d'ordre professionnel, paraît relever, dans le contexte actuel, du simple combat d'arrière-garde, perdu d'avance (cf. aussi, postérieurement à l'arrêtNiemietz, Rotaru c/ Roumanie, 4 mai 2000, D. 2001. Somm. 1988, obs. A. Lepage ; sur l'adhésion à la franc-maçonnerie, N. F. c/ Italie, 12 déc. 2001).

Tout au plus pourrait-on faire remarquer que la jurisprudence européenne, à laquelle il est fait référence, est essentiellement relative à la protection de domiciles ou de locaux, non à l'exercice proprement dit d'une activité professionnelle ou syndicale. Pourtant, dans des arrêts ultérieurs Sidabras et Dziautas c/ Lituanie du 27 juillet 2004, concernant des anciens membres du KGB trop énergiquement privés d'emploi par le nouveau régime politique, la Cour a franchi un pas supplémentaire dans l'intégration du « professionnel » à l'article 8. En combinant celui-ci avec l'article 1 § 2 de la Charte sociale européenne, elle a en effet admis que le droit au respect de la vie privée pouvait justifier la reconnaissance d'un droit nouveau de nature économique et sociale : celui de gagner sa vie par un travail librement choisi (J.-P. Marguénaud et J. Mouly, Le droit de gagner sa vie par le travail devant la Cour européenne des droits de l'homme, D. 2006. Chron. 477). La cause paraît donc entendue. La dimension professionnelle, dans tous ses aspects, est aujourd'hui pleinement intégrée au droit au respect de la vie privée par la Cour EDH (cf. encore plus récemment, CEDH 28 mai 2009, Bigaeva c/ Grèce).

Il faut donc en déduire qu'il n'existe pas d'obstacle décisif à la protection de la liberté syndicale et de son exercice sur le fondement du droit au respect de la vie privée. Certes, cette façon de procéder ne correspond pas à la tradition française ; il n'y a cependant aucune raison d'ignorer les évolutions venues de l'extérieur, surtout lorsque, à terme, elles ne peuvent que s'imposer à notre droit positif (cf. toutefois l'article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, qui protège les données à caractère personnel indépendamment de la vie privée). C'est encore plus vrai lorsque ces évolutions permettent de consolider les droits fondamentaux et de les rendre « plus concrets et effectifs ». En fin de compte, dans l'arrêt Okaidi, la Cour de cassation, qui aurait pu, il est vrai, viser l'article 8 de la Convention européenne plutôt que l'article 9 du code civil, a peut-être bien consacré, à son corps défendant, une notion depuis longtemps reconnue par la Cour européenne : celle de « vie privée professionnelle ».

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